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shamrouh
21 juillet 2008

Lettres de Victor Hugo


Janvier-avril 1820
Samedi soir (janvier).
Quelques mots de toi, mon Adèle chérie, ont encore
changé l' état de mon âme. Oui, tu peux tout sur moi,
et demain je serais mort que j' ignore si le doux son
de ta voix, si la tendre pression de tes lèvres
adorées ne suffiraient pas pour rappeler la vie dans
mon corps. Combien ce soir je vais me coucher différent
d' hier ! Hier, Adèle, toute ma confiance dans l' avenir
m' avait abandonné, je ne croyais plus à ton amour,
hier l' heure de ma mort aurait été la bienvenue.
-cependant, me disais-je encore, s' il est vrai qu' elle
ne m' aime pas, si rien dans mon âme n' a pu me mériter
ce bien de son amour sans lequel il n' y a plus de
charme dans ma vie, est-ce une raison pour mourir ?
Est-ce que c' est pour mon bonheur personnel que
j' existe ? Oh non ! Tout mon être lui est dévoué,
même malgré elle. Et de quel droit aurais-je osé
prétendre à son amour ? Suis-je donc plus qu' un ange
ou qu' un dieu ? Je l' aime, il est vrai, moi, je suis
prêt à tout lui sacrifier avec joie, tout, jusqu' à
l' espérance d' être aimé d' elle, il n' y a pas de
dévouement dont je ne sois capable pour elle, pour un
de ses sourires, pour un de ses regards ; mais est-ce
que je pourrais être autrement ? Est-ce qu' elle n' est
pas l' unique but de ma vie ? Qu' elle me montre de
l' indifférence, de la haine même, ce sera mon malheur,
voilà tout. Qu' importe, si cela ne nuit pas à sa
félicité ! Oh ! Oui, si elle ne peut m' aimer, je n' en
dois accuser que moi. Mon devoir est de m' attacher à
ses pas, d' environner son existence de la mienne, de

lui servir de rempart contre les périls, de lui offrir
ma tête pour marchepied, de me placer sans cesse entre
elle et toutes les douleurs, sans réclamer de salaire,
sans attendre de récompense. Trop heureux si elle
daigne quelquefois jeter un regard de pitié sur son
esclave et se souvenir de moi au moment du danger !
Hélas ! Qu' elle me laisse jeter ma vie au-devant de
tous ses désirs, de tous ses caprices, qu' elle me
permette de baiser avec respect la trace adorée de
ses pieds, qu' elle consente à appuyer parfois sa
marche sur moi dans les difficultés de l' existence, et
j' aurai obtenu le seul bonheur auquel j' aie la
présomption d' aspirer. Parce que je suis prêt à tout
lui immoler, est-ce qu' elle me doit quelque
reconnaissance ? Est-ce sa faute si je l' aime ?
Faut-il qu' elle se croie pour cela contrainte de
m' aimer ? Non, elle pourrait se jouer de mon
dévouement, payer de haine mes services, repousser
mon idolâtrie avec mépris, sans que j' eusse un moment
le droit de me plaindre de cet ange, sans que je
dusse cesser un instant de lui prodiguer tout ce
qu' elle dédaignerait. Et quand chacune de mes journées
aurait été marquée par un sacrifice pour elle, le
jour de ma mort je n' aurais encore rien acquitté de
la dette infinie de mon être envers le sien.
Hier, à cette heure, mon Adèle bien-aimée, c' étaient
là les pensées et les résolutions de mon âme. Elles
sont encore les mêmes aujourd' hui, seulement il s' y
mêle la certitude du bonheur, de ce bonheur si grand
que je n' y pense jamais qu' en tremblant de n' oser y
croire. -il est donc vrai que tu m' aimes, Adèle !
Dis-moi, est-ce que je peux me fier à cette ravissante
idée ? Est-ce que tu crois que je ne finirai pas par
devenir fou de joie si jamais je puis couler toute ma
vie à tes pieds, sûr de te rendre aussi heureuse que
je serai heureux, sûr d' être aussi adoré de toi, que
tu es adorée de moi ? Oh ! Ta lettre m' a rendu le
repos, tes paroles de ce soir m' ont rempli de bonheur.
Sois mille fois remerciée, Adèle, mon ange bien-aimé.
Je voudrais pouvoir me prosterner devant toi comme
devant une divinité. Que tu me rends heureux ! Adieu,
adieu. Je vais passer une bien douce nuit à rêver de
toi, dors bien et laisse ton mari te prendre les
douze baisers que tu lui as promis et tous ceux que
tu ne lui as pas promis.


Samedi, 19 février.
Depuis deux jours, mon Adèle, j' ai lu cette lettre
qui te donne encore plus de droits sur moi qu' elle
ne m' en donne sur toi, depuis deux jours je médite ma
réponse sans avoir pu parvenir à mettre en ordre mes
idées. Tes plaintes, tes tourments, ta résignation
généreuse m' ont profondément ému. Moi seul, ma douce
amie, moi seul je suis la misérable cause de tout
ce que tu souffres, et cette seule pensée qui me ronge
suffirait pour me rendre plus à plaindre que toi. Non,
tu n' es pas, tu n' as jamais été coupable, tu es
malheureuse par ma faute, et si le ciel est juste,
j' espère être le seul puni. Je vais essayer de tracer
à la hâte quelques lignes moins incohérentes que
celles que tu viens de lire, je voudrais que tu me
comprisses et je ne me comprends pas moi-même. Va,
mon Adèle, je suis bien malheureux. Au milieu du
tumulte de mes sentiments, je ne puis distinguer
qu' une chose, c' est une passion insurmontable. Je
regrette d' avoir (...) mais j' ai des torts bien plus
graves à regretter. Remarque, chère amie, que ce qui
devient des torts, aujourd' hui que les conséquences
me condamnent, aurait pu faire notre bonheur et
mériter un tout autre nom, aussi je ne saurais
m' accuser que d' imprévoyance, ma conscience est pure.
Quant à toi, je ne conçois même pas que tu puisses
te faire un reproche, sois donc tranquille, ne pleure
plus et dors mieux que moi.
J' ai mille choses à te dire et je ne sais par où
commencer. Tu es en droit de me demander des avis,
ce n' est point (...), tu es en droit d' exiger de
ton mari des sacrifices, et c' est à moi de faire mon
devoir. Cependant, tu l' as senti comme moi, il me
serait maintenant impossible de vivre sans être
aimé de toi, et cesser de te voir serait me
condamner à une mort lente, mais inévitable. Je m' en
aperçois bien tard, ta vue et ton affection sont
aujourd' hui nécessaires à mon existence, et nous ne
devons pas encore tellement désespérer d' être heureux,
pour qu' il soit temps que je meure. Le terme n' est peut-être pas éloigné,
et c' est une idée, mon Adèle, avec laquelle il faut
que tu te familiarises. En attendant, je te promets
de chercher à reculer un moment qui ne viendra
peut-être que trop tôt. Je pense que nous devons
désormais conserver en public la plus grande réserve
l' un vis-à-vis de l' autre, ce n' est pas sans de longs
combats que j' ai pu me résoudre à te recommander
d' être froide avec moi, avec ton mari, ton Victor,
celui qui donnerait tout pour t' épargner la moindre
peine ; il faut encore que je me condamne à ne plus
m' asseoir près de toi, et ici, chère amie, je t' en
conjure, aie pitié de ma malheureuse jalousie, évite
tous les autres hommes comme tu m' éviteras moi-même,
je ne viendrai plus à tes côtés, que du moins j' aie
la consolation de ne pas voir d' autres que moi jouir
d' un bonheur auquel ton intérêt seul peut me faire
renoncer, reste auprès de ta mère, place-toi entre
d' autres femmes ; tu ne sais pas, mon Adèle, à quel
point je t' aime. Je ne puis voir un autre seulement
t' approcher sans tressaillir d' envie et d' impatience,
mes muscles se tendent, ma poitrine se gonfle, et il
me faut toute ma force et toute ma circonspection
pour me contenir. Juge de ce que je souffre quand tu
valses, quand tu en embrasses un autre que moi ; je
t' en supplie, ma chère Adèle, ne ris pas de ma
jalousie, songe que tu es à moi et conserve-toi toute
entière pour moi seul. Je te prie aussi de ne pas
souffrir les familiarités de M Asseline, ton mari a
ses raisons pour cela.
Tu dois donc, mon amie, te montrer à l' avenir tout à
fait indifférente à mon égard tant que nous ne serons
pas absolument seuls. Il faut calmer les inquiétudes
de tes parents en leur persuadant par ta conduite
extérieure vis-à-vis de moi que tu ne m' aimes plus ou
plutôt que tu ne m' as jamais aimé. Cependant je prévois
que je ne tarderai pas moi-même à concevoir d' autres
inquiétudes bien plus cruelles, je tremblerai à tout
moment que l' indifférence que je te conseille de
feindre ne devienne une réalité. Alors, mon Adèle,
n' épargne rien pour me rassurer, un sourire, un
regard, un mot de ta main suffiront. Oui, écris-moi,
écris-moi aussi souvent que tu le pourras sans danger
et que tes occupations te le permettront. Raconte-moi
tout ce que tu feras, tout ce qui t' arrivera, mets-moi
de moitié dans toutes tes peines ; dis-moi ce que
Mme Foucher entend par prendre un parti
quelconque
, ce mot de ta lettre m' a fait frémir ;
voudrait-elle t' éloigner de moi ? Elle en est bien la
maîtresse, mais alors, ma charmante Adèle, je crains
bien que le jour de notre séparation ne précède de bien près
le jour d' une séparation plus longue encore.
Ta mère voudrait-elle prévenir la mienne ? Je ne
saurais te dire dans quels incalculables malheurs
pourrait m' entraîner une pareille démarche. Ne
pourrais-tu m' expliquer ce que ta maman entend par
un parti quelconque ? ... écoute, le temps arrange
bien des choses, ne désespère pas, mon amie, je pense
que nous finirons par être heureux, sans cette douce
idée, crois-tu que je supporterais les ennuis et les
dégoûts dont je suis abreuvé ? Je prends mon mal en
patience, je me livre avec courage à des travaux qui
finiront par me rendre indépendant ; si je ne songeais
à toi, à notre union, crois-tu que je me résoudrais de
gaîté de coeur à joindre aux tourments de l' âme la
fatigue presque continuelle de l' esprit ? Non, ce
n' est point un vain orgueil qui me pousse à mériter
quelque réputation, c' est dans ton intérêt seul que
j' agis, et parce que je me flatte de pouvoir un jour
réparer dignement tes maux et tes peines dont je
suis la cause à la vérité bien involontaire. Ma vie
t' appartient ; soit que tu restes mon épouse, soit
que tu deviennes celle d' un autre ; dans ce dernier
cas, (...) de tout remords et de toute inquiétude
j' emporterai notre secret avec moi.
Adieu, j' ai encore une foule de choses à te dire, mais
il faut en finir, excuse cet indéchiffrable fatras,
il fait froid, il est presque nuit, et tu ne te doutes
pas du temps et du lieu que j' ai choisis pour t' écrire.
Songe à ta précieuse santé, évite d' humiliantes
altercations à mon sujet, informe-moi de tout le mal
que l' on te dira de moi, ma vanité n' est pas encore si
facile à blesser que tu parais le supposer. Es-tu bien
sûre du lieu où tu caches mes lettres ? Songe qu' elles
pourraient te perdre. Je t' engage à les brûler. La
tienne est en sûreté, si jamais elle cessait d' y être,
j' en ferais le pénible sacrifice. Je ne t' en veux pas
de la précaution que tu prends de ne pas me nommer
dans le courant de ta lettre, cette défiance,
peut-être naturelle, me prouve que tu ne me connais
pas encore ; va, mon Adèle, je puis être un imprudent,
mais je ne serai jamais un lâche, ni un scélérat. Je
t' embrasse.
Ton mari,
Victor.
Surtout écris-moi chaque fois que tu le pourras. Je
veux savoir ce qui se passe autour de toi. Adieu.


Vendredi, 25 février.
Maintenant que nous sommes réconciliés, mon Adèle,
j' espère que tu me diras quels sont mes torts envers
toi et pour quel motif tu paraissais hier soir être
mécontente de ton mari. Je ne veux pas revenir sur une
soirée qui a été bien pénible pour moi puisque, privé
du plaisir de te voir, après avoir été forcé de
déguiser sous une gaîté affectée la peine que me causait
ton absence, je ne t' ai point trouvée à ton retour de
chez Mlle Rosalie telle que je m' attendais à te voir.
Il faut que tu m' aies retiré en grande partie ton
affection pour m' avoir retiré ta confiance, et le peu
de mots que tu m' as dit relativement à tes lettres
m' a trop fait voir que tu doutais (pour ne pas dire
plus) de ma loyauté, de ma bonne foi. Si tu ne
m' aimes plus, dis-le-moi. Je pense qu' il doit t' être
affreux de te perdre (j' emploie tes expressions)
pour un malheureux qui t' est devenu indifférent.
écoute, Adèle, il en est temps encore, tu peux
parler, je te rendrai, quoique bien à regret, les
papiers qui paraissent t' inquiéter ; tu seras libre
alors de faire disparaître toutes les traces de notre
union, et moi, je cesserai de te voir, si je ne puis
cesser de t' aimer. Peut-être alors mon inviolable
silence pendant le temps qu' il me restera à vivre,
te convaincra de ma discrétion et de ma bonne foi.
Voilà, si tu ne m' aimes plus, le parti qu' il est de
mon devoir de prendre.
Cependant, mon Adèle, si je puis espérer, d' après
les derniers mots que tu m' as adressés hier au soir,
amitié pour ton mari, je t' invite à réfléchir un
instant avant d' adopter ce parti, si désolant pour
moi. Je dis plus, j' aime à croire que l' aversion que
tu m' as montrée hier n' avait peut-être que des motifs
légers et qui ne peuvent empêcher notre réconciliation
d' être durable. J' ai sans doute moi-même manifesté
quelque humeur de ton absence, et mon mécontentement
(mal fondé mais excusable) a pu provoquer le tien. Ta
lettre, si douce et si confiante, achève de me calmer.
Plus je la relis, et plus j' espère.


Adieu, ma chère, ma toujours chère Adèle, le temps
me manque pour t' en écrire davantage. Songe à ta
promesse et décide si je dois ne plus être pour toi
qu' un étranger ou rester ce que je suis, ton mari
fidèle.
V-M Hugo.
p s. -réponds-moi de vive voix, quand je te verrai,
si tu hésites encore à me répondre par écrit. Il est
bien cruel pour moi de te faire une pareille
recommandation. Adieu. Surtout, porte-toi bien.


28 février. -lundi.
Je serais bien fâché, mon Adèle, de t' avoir rendu,
ainsi que tu paraissais le désirer hier au soir, cette
lettre qui, malgré les cruelles réflexions qu' elle m' a
fait faire, m' est devenue bien chère, puisqu' elle me
prouve que tu m' aimes encore.
C' est avec joie que j' avoue que tous les torts sont de
mon côté, et c' est avec le plus sincère repentir que je
te conjure de me les pardonner. Non, mon Adèle, ce
n' est pas à moi qu' il est réservé de te punir,
(te punir ! Et de quoi ? ) mais c' est à moi qu' il est
réservé de te défendre et de te protéger.
M Asseline est bien heureux d' être ton oncle. Je te
réitère la recommandation que je t' ai déjà faite à
son égard dans mon premier billet ; c' est avec peine
que j' ai appris que tu étais sortie seule avec lui
mardi dernier.
Informe-moi toujours de tout ce qui t' arrive, de tout
ce que tu fais et même de tout ce que tu penses. J' ai
ici un petit reproche à te faire. Je sais que tu aimes
les bals, tu m' as dit toi-même, dernièrement, que la
valse était pour toi une tentation bien attrayante ;
pourquoi donc as-tu refusé l' offre qui t' a été faite
ces jours passés ? Ne t' y trompe pas : lorsque j' ai
renoncé pour toi aux bals et aux soirées, c' était
simplement de l' ennui que je m' épargnais, ce n' était
pas un sacrifice que je te faisais, il n' y a de
sacrifice à se priver d' une chose que lorsque la
chose dont on se prive faisait éprouver du plaisir.
Or, je n' ai de plaisir qu' à te voir ou à me trouver
près de toi. Pour toi, du moment où la danse t' amuse,
la privation d' un bal est un vrai sacrifice. Je suis
très reconnaissant de ton intention, mais je ne saurais
l' accepter. Je suis, à la vérité, excessivement
jaloux ; mais il serait trop peu généreux de ma part
de t' enlever par pure jalousie à des plaisirs qui
sont de ton âge et qui seraient sans doute aussi des
plaisirs pour moi, si tu ne me suffisais pas.
Amuse-toi donc, va au bal, et au milieu de tout cela,
ne m' oublie pas. Tu trouveras sans peine des jeunes
gens plus aimables, plus galants, et surtout plus
brillants que moi, mais j' ose dire que tu n' en

trouveras pas dont la tendresse pour toi soit aussi
pure et aussi désintéressée que la mienne.
Je ne veux pas t' ennuyer ici de mes peines
personnelles ; elles sont loin d' être sans remède, et
d' ailleurs elles seront oubliées toutes les fois que
je te verrai gaie, heureuse et tranquille.
Adieu, dis-moi toujours tout, soit de vive voix, soit
par écrit. Du courage, de la prudence et de la
patience ; prie le bon Dieu de m' accorder ces trois
qualités, ou plutôt les deux dernières seulement ;
car, tant que tu m' aimeras, la première ne me
manquera pas. J' espère que cette lettre-ci ne te
fera pas pleurer. Quant à moi, je suis tout joyeux
quand je songe que tu es à moi, car tu es à moi,
n' est-il pas vrai, mon Adèle ?
Malgré les obstacles qui se présentent dans l' avenir,
je suis tout prêt à crier comme Charles Xii :
" Dieu me l' a donnée, le diable ne me l' ôtera pas " .
Adieu, ma charmante Adèle, pardonne-moi et permets
à ton mari de supposer qu' il prend un des dix baisers
que tu lui dois.
Ton fidèle,
Victor.


20 mars 1820.
Obsédé et importuné de toutes parts, je t' écris à
la hâte quelques mots, ma charmante Adèle, et
j' espère que les marques de confiance entière que je
t' ai données ce matin t' auront assez calmée pour que
cette lettre soit inutile. Si tu pouvais concevoir à
quel point je t' aime, tu concevrais aussi à quel point
je t' estime, tout se réduit à savoir si tu doutes de
mon éternel et inviolable attachement ; dans ce cas,
comment veux-tu que je te le prouve ? Parle et je
t' obéirai.
Je crois, mon Adèle, que tu es entièrement rassurée
sur mon compte ; je te donnerai toutes les marques de
confiance qu' il sera en mon pouvoir de te donner, et
je te jure que tu seras informée comme moi de tout ce
qui me concerne, pour peu que cela t' intéresse. Je ne
veux te faire aucun reproche de ceux que renferme ta
lettre, je te remercie au contraire de m' avoir fait
part de tes inquiétudes et si jamais tu concevais des
soupçons défavorables à mon égard, je crois qu' il
serait de ton devoir de ne pas me les cacher. Comment
pourrais-je me justifier autrement ?
Je voudrais, mon amie, t' exhorter à la patience, mais
ce mot-là sonne mal dans ma bouche ; je ne puis
t' offrir aucune consolation dans tes peines qui sont
aussi les miennes, aucune compensation à tes chagrins
dont je ne souffre pas moins que toi. Quant à moi,
mon Adèle, et je ne parle ici que pour moi seul, dans
quelque position que je me trouve, je ne serai jamais
tout à fait malheureux tant que je pourrai croire
que tu m' aimes encore.
Adieu, crois à mon estime et à mon respect, je ne puis
te dire autre chose, sinon que je voudrais que tu
penses autant de bien de moi que j' en pense de toi.
Tu vois que je répète continuellement la même chose,
parce que je pense toujours de même.
Pardonne à tout ce fatras que je cherche à prolonger
le plus que je peux ; il m' en coûte tant de te dire
adieu !
Adieu donc, mon Adèle, tout à toi.
Ton mari,
Victor.
écris-moi le plus souvent que tu pourras et brûle mes
lettres. Je crois que la prudence l' exige. Adieu,
adieu... surtout ne brûle jamais les tiennes ! ...


21 mars.
Puisque je n' ai pu, à mon grand regret, te porter
cette réponse hier au soir, permets-moi d' y ajouter ce
peu de lignes. Je suis seul pour quelques minutes et
j' en profite pour t' écrire. Que n' es-tu avec moi dans
ce moment-ci, mon Adèle ! J' ai tant de choses à te
dire. Pourquoi as-tu brûlé ta lettre de samedi ? Tu
ne saurais croire combien je t' en veux : tu avoues
toi-même que tu avais quelque chose à me demander ,
et tu ne l' as pas fait ! ... voilà ta confiance pour
moi. J' espère que ta prochaine lettre réparera ta
faute... tiens, mon Adèle, pardonne-moi, je suis tout
fier d' avoir un reproche fondé à te faire. Tu vaux
cent mille fois mieux que moi et pourtant tu es à
moi. Va, crois que je ne serai jamais un ingrat.
Adieu, quand pourrons-nous causer un moment ?



28 mars.
Tu me demandes quelques mots, Adèle, et que veux-tu
que je te dise que je ne t' aie déjà dit mille et mille
fois. Veux-tu que je te répète que je t' aime ? Mais les
expressions me manquent... te dire que je t' aime plus
que la vie, ce ne serait pas te dire grand' chose, car
tu sais que je ne suis pas fou de la vie. Il s' en
faut ! à propos, je te défends, entends-tu, je te
défends de me parler davantage de mon mépris , de
mon manque d' estime pour toi. Vous me fâcheriez
sérieusement si vous me forciez à vous répéter que je
ne vous aimerais pas, si je ne vous estimais pas. Et
d' où viendrait, s' il te plaît, mon manque d' estime
pour toi ? Si l' un de nous deux est coupable, ce n' est
certainement pas mon Adèle. Je ne crains cependant
pas que tu me méprises, car j' espère que tu connais la
pureté de mes vues. Je suis ton mari, ou du moins je
me considère comme tel. Toi seule pourras me faire
renoncer à ce titre. Que se passe-t-il autour de toi,
mon amie ? Te tourmente-t-on ? Instruis-moi de tout.
Je voudrais que ma vie pût t' être bonne à quelque
chose.
Sais-tu une idée qui fait les trois quarts de mon
bonheur ? Je pense que je pourrai toujours être ton
mari, malgré les obstacles, ne fût-ce que pour une
journée. Nous nous marierions demain, je me tuerais
après-demain, j' aurais été heureux et personne n' aurait
de reproches à te faire. Tu serais ma veuve. -
n' est-ce pas, mon Adèle, que cela pourra, dans tous
les cas, s' arranger ainsi ? Un jour de bonheur vaut
bien une vie de malheur. écoute, pense à moi, mon
amie, car je ne pense qu' à toi. Tu me dois cela. Je
m' efforce de devenir meilleur pour être plus digne de
toi. Si tu savais combien je t' aime ! ... je ne fais
rien qui ne soit à ton intention. Je ne travaille
uniquement que pour ma femme, ma bien-aimée Adèle.
Aime-moi un peu en revanche.
Encore un mot. Maintenant tu es la fille du général
Hugo. Ne fais rien d' indigne de toi, ne souffre pas
que l' on te manque d' égards ; maman tient beaucoup à
ces choses-là. Je crois que cette excellente mère a
raison. Tu vas me prendre pour un orgueilleux, de
même que tu me crois fier de tout ce qu' on appelle
mes succès, et cependant, mon Adèle, Dieu m' est
témoin que je ne serai jamais orgueilleux que d' une
seule chose, c' est d' être aimé de toi.
Adieu, tu me dois encore huit baisers que tu me
refuseras sans doute éternellement. Adieu, tout à
toi, rien qu' à toi.
V.


Commencement d' avril 1820.
C' est le 26 avril 1819 que je t' avouai que je
t' aimais... il n' y a pas un an encore. Tu étais
heureuse, gaie, libre ; tu ne pensais peut-être pas à
moi ; que de peines, que de tourments depuis un an !
Que de choses tu as à me pardonner. Ce qui me semble
incompréhensible, c' est que tu doutes de mon estime,
mais toi-même, que dois-tu penser de moi, chère
Adèle ? Je voudrais savoir tout ce que l' on te dit
sur mon compte. Aie un peu de confiance en ton mari,
je suis bien malheureux.
Tu vois, mon amie, que je puis à peine lier deux
idées, ta lettre me tourmente bien cruellement. J' ai
pourtant tant de choses à te marquer et si peu de
temps pour t' écrire. Comment tout cela finira-t-il ?
Je le sais à peu près pour moi, mais pour toi ?
Maintenant toutes mes espérances, tous mes désirs se
concentrent sur toi seule...
je veux cependant absolument répondre à ta lettre.
Comment oses-tu dire que je pourrai jamais t' oublier ?
Me mépriserais-tu pas hasard ? Dis-moi encore quelles
sont les mauvaises langues ? Je suis furieux : tu ne
sais pas assez combien tu vaux mieux, sous tous les
rapports,
que tout ce qui t' entoure ; sans
excepter ces prétendues amies, qui feraient croire
aux anges mêmes qu' ils sont des diables.
Adieu, mon Adèle, tu vois que je ne suis pas en état
de te répondre. Excuse mon griffonnage. à demain le
reste, si je puis. Porte-toi bien.


Mardi, 18 avril 1820.
Je suis désolé, ma bien-aimée Adèle, de te voir
malade, et si les idées que tu te formes sur mon
compte contribuent à te mettre en cet état, je ne
sais, en vérité, comment faire pour te détromper. Je
t' avais demandé quelles étaient les commères qui
te donnaient une mauvaise opinion de moi ; tu n' as
pas voulu me répondre, parce qu' il est malheureusement
probable que tu crois à la vérité de ce qu' elles te
disent sur moi... je t' avais demandé encore quels
étaient les reproches que l' on me faisait afin de me
corriger, s' ils étaient justes, et de les démentir,
s' ils étaient faux ; tu n' as pas jugé à propos de me
satisfaire encore sur ce point. Que te dit-on donc de
moi ? Il est probable que tous ces propos ne sont
honorables ni pour ma conduite, ni pour mon caractère,
et cependant le ciel m' est témoin que je voudrais que
tu connusses toutes mes actions, toutes sans exception,
je m' inquiéterais alors fort peu des bavardages de tes
amies et je pense que tu ferais plus de cas de moi
que tu n' en fais. Comme il serait très possible que
l' on m' eût peint à toi comme plein d' amour-propre,
je te supplie de croire que je ne parle point ainsi
par orgueil.
Tu m' adresses de vagues inculpations, je suis gêné
près de toi, dis-tu. Tu as raison, je suis gêné,
parce que je voudrais toujours être seul avec toi et
que je suis tourmenté des regards scrutateurs des
autres. Tu ajoutes que je m' ennuie ; si tu me crois
un menteur, il est inutile que je te dise que les
seuls moments de bonheur que j' aie encore sont ceux
que je passe près de toi.
Cependant, mon Adèle, puisque la suite cruelle de
mes idées m' amène à t' en parler, il faudra bientôt
que je renonce à ce dernier et unique bonheur. Je suis
vu avec déplaisir de tes parents, et, certes, ils ont
bien à se plaindre de moi. Je reconnais mes torts, ou
plutôt mon tort, car je n' en ai qu' un, celui de t' avoir
aimée. Tu sens que je ne puis continuer mes visites
dans une maison où je suis mal vu. Je t' écris ceci les
larmes aux yeux, et j' en rougis presque, comme un sot
et un orgueilleux que je suis.
Quoi qu' il en soit, reçois ici mon inviolable
promesse de n' avoir jamais d' autre femme que toi et de devenir
ton mari sitôt que
cela sera en mon pouvoir. Brûle toutes mes autres
lettres et garde celle-ci. L' on peut nous séparer ;
mais je suis à toi, éternellement à toi ; je suis ton
bien, ta propriété, ton esclave... n' oublie jamais
cela, tu peux user de moi comme d' une chose et non
comme d' une personne ; en quelque lieu que je sois,
loin ou près, écris-moi ta volonté, et j' obéirai, ou
je mourrai.
Voilà ce que j' ai à te dire avant de cesser de te voir,
pour que tu m' indiques toi-même les moyens que tu
désireras me voir employer, si tu juges à propos de
conserver quelques relations avec moi. -oui, mon
Adèle, oui, il faudra sans doute bientôt cesser de
te voir. Encourage-moi un peu...
je fais souvent des réflexions bien amères. Depuis que
tu m' aimes, tu te crois moins estimable (c' est
ton expression) qu' auparavant ; et moi, depuis que
je t' aime, je me crois de jour en jour meilleur. C' est
qu' en effet, chère Adèle, je te dois tout. C' est le
désir de me rendre digne de toi qui me rend sévère sur
mes défauts. Je te dois tout et je me plais à le
répéter. Si même je me suis constamment préservé des
débordements trop communs aux jeunes gens de mon âge,
ce n' est pas que les occasions m' aient manqué, mais
c' est que ton souvenir m' a sans cesse protégé. Aussi,
ai-je, grâce à toi, conservé intacts les seuls biens
que je puisse aujourd' hui t' offrir, un coeur pur et
un corps vierge. J' aurais peut-être dû m' abstenir de
ces détails, mais tu es ma femme, ils te prouvent
que je n' ai rien de caché pour toi et jusqu' où va
l' influence que tu exerces et exerceras toujours sur
ton fidèle mari.
V-M Hugo.

 

1821


Mars-avril.
Samedi (commencement de mars 1821).
Ta dernière lettre était bien courte, Adèle ; tu ne
me permets jamais de te voir que peu d' instants ; tu
ne m' écris que peu de mots ; que conclure de là, sinon
que me voir t' importune et m' écrire t' ennuie ?
Cependant, Adèle, je veux m' étourdir sur cette pensée
qui me désolerait, je veux croire que si tu cherches
tant à abréger les moments que nous passons ensemble,
c' est que tu crains d' être vue avec ton mari, et que,
si tu m' écris toujours si laconiquement, c' est que tu as
pour cela d' autres raisons que je ne devine pas, à
la vérité, mais que je n' en respecte pas moins, je
veux tout croire, car autrement, que deviendrais-je ?
Quand tu me parais froide ou mécontente, je passe des
heures à te chercher dans ma tête d' autres motifs que
ceux qui sont peut-être les véritables, mais qui me
mettraient au désespoir si je les savais tels. Non,
mon Adèle, malgré les craintes qui me tourmentent
quelquefois quand tu m' abordes avec trop de
répugnance ou quand tu me fuis avec trop
d' empressement, je me confie toujours aveuglément en
toi, et ce ne sera jamais qu' à la dernière extrémité
que je croirai n' être plus aimé. Car c' est sur ta
constance que sont fondés tous les plans de ma vie,
et si cette base venait à me manquer, que
deviendrais-je ?
Tu me réitères une demande qui est bien naturelle, et
qui pourtant m' afflige chaque fois que tu me la
représentes, parce qu' elle me prouve que tu doutes
étrangement de moi. Tu me dis que c' est moi qui ai
refusé d' aller chez toi il y a un an. J' ai toujours
vivement regretté, Adèle, que

tu n' aies pas assisté à ce prétendu refus, tu aurais
jugé toi-même s' il était possible à un homme d' agir
autrement que je ne l' ai fait et peut-être
m' apprécierais-tu mieux aujourd' hui ; mais tu n' en as
pas été témoin, et je ne te reproche rien. Cependant
quelqu' un qui aurait confiance en moi serait disposé
à croire, même sans l' avoir vu, que si j' ai accepté
un pareil malheur, c' est que je ne pouvais faire
autrement. Je ne puis tant exiger de toi. C' est
seulement un de mes plus forts motifs pour désirer
un moment d' entretien avec toi, que le désir de
détruire toutes les préventions qu' on a dû d' inspirer
contre ton mari. Les lettres ne servent à rien,
parce que, même en lisant, tu réponds en toi-même à
tout ce que je t' écris, et que je ne suis point là
pour répliquer.
Qu' il t' est bien plus facile, Adèle, de te justifier
auprès de moi ! Tu n' as qu' à me dire que tu m' aimes
toujours, et tout est oublié.
Tu me dis que tu crois au moins que si je ne cherche
pas à revenir à présent chez toi, c' est que je ne le
puis plus. Adèle, ma chère Adèle, si tu crois que je
le puisse, indique-moi un moyen quelconque d' y
parvenir, et s' il est honorablement possible, je
serai content de l' essayer. Je serais si heureux de
te revoir encore avec l' assentiment de tes parents, de
passer près de toi mes soirées, de t' accompagner dans
tes promenades, de te conduire partout, de te servir
dans tous tes désirs ; conçois-tu avec quelle joie
j' échangerais contre tant de bonheur ma perpétuelle
solitude ?
Le grand obstacle est l' éloignement de nos familles.
Nos parents se sont en quelque sorte brouillés sans
que je sache trop pourquoi ; et il me semble
aujourd' hui bien difficile et même impossible de les
rapprocher. Vois, réfléchis, peut-être finiras-tu
encore par penser qu' il faut attendre , et c' est ce
qui me désespère. Aussi je veux avant peu être assez
indépendant par moi-même pour que les miens n' aient
rien à me refuser. Alors, mon Adèle, tu seras à moi,
et je veux que ce soit avant peu ; je ne travaille,
je ne vis que pour cela. Tu ne conçois pas avec quelle
ivresse j' écris ces mots tu seras à moi , moi qui
donnerais toute ma vie pour un an, pour un mois de
bonheur passé avec ma femme.
Je ne réponds pas à ce que tu me dis de mon
mépris
, etc. Comment as-tu pu écrire cela ? Si tu
m' estimais toi-même un peu, me croirais-tu capable
d' aimer un être que je mépriserais ? Apprécie-toi
donc toi-même, songe

combien tu es au-dessus et par l' âme et par le
caractère, de toutes les autres femmes, si coquettes
et si fausses. Comment n' aurais-je pas, mon Adèle
bien-aimée, la plus profonde estime pour toi ; si mon
âme et ma conduite ont toujours été pures, c' est ton
souvenir, c' est la volonté ferme de rester digne de
toi qui m' ont constamment protégé. Adèle, toi que
j' ai toujours vue si noble, si modeste, ne te crois
pas coupable, je t' en supplie ; car il faudrait alors
que je me crusse un scélérat, et cependant je n' ai
commis d' autre faute que celle de t' aimer, si tu
veux que c' en soit une.
Crois-moi, Adèle ; si tu m' aimes, c' est peut-être
un malheur (pour toi, non pour moi), mais ce ne sera
jamais un crime. Il n' y a que la tendresse que je
t' ai vouée qui puisse égaler mon respect pour toi.
Adieu, mon Adèle, il est bien tard et le papier me
manque. Excuse mon griffonnage. Adieu, je t' embrasse.
Ton fidèle mari,
Victor.


Jeudi, 8 mars.
Je me défie de moi-même, à présent que je ne suis
plus certain de posséder ta confiance : aussi n' ai-je
point osé te remettre aujourd' hui que je t' ai parlé
un moment le papier que j' avais écrit pour toi.
Peut-être aurai-je plus de courage une autre fois.
Car il faut que tu le lises, il faut que tu saches
que je ne suis pas un instant sans m' occuper de mon
Adèle. Cependant tu n' y verras encore que beaucoup
de divagation et peu de raison, parce qu' en t' écrivant
j' étais poursuivi de l' idée, fausse à la vérité,
qu' en ce moment-là même tu m' oubliais dans les plaisirs
d' un bal. Et qui suis-je pour que tu songes à moi ?
Voici ce qu' il me semble essentiel que tu saches : si
tu m' aimes encore, je t' aime de mon côté comme je t' ai
toujours aimée, et, quoique maintenant même on
redouble d' efforts pour me détacher de toi, on n' y
parviendra jamais. -si tu ne m' aimes plus, si même
tu en aimes un autre que moi, sois heureuse ; car je
n' ai de droits sur toi que ceux que tu as bien voulu
me donner. Sans doute celui que tu aimes alors est
plus digne que moi, je te pardonne donc : mais je ne
me consolerai jamais. Si nos deux destinées doivent
ainsi être désunies, souviens-toi, quel que soit notre
avenir à tous deux, que, dans toutes les situations
possibles, tu trouveras toujours en moi un appui
certain, un défenseur heureux de te servir. Si tu
es heureuse, oublie-moi ; si tu es malheureuse, ne
m' oublie pas. Adieu. Pourquoi ne profiterais-je pas
des facilités que mes occupations me donnent de te
voir pour te dire des choses nécessaires ? Si tu ne
m' aimes plus, tu ne me répondras pas ; mais si tu
m' aimes encore, tu me répondras. Adieu, je t' embrasse,
mon Adèle, car je me crois encore ton mari.
V.


16 mars.
J' avais perdu, Adèle, l' habitude du bonheur. J' ai
éprouvé en lisant ton trop court billet toute la
joie dont je suis sevré depuis près d' un an. La
certitude d' être aimé de toi m' a sorti violemment de
ma longue apathie. Je suis presque heureux. Je
cherche des expressions pour te rendre mon bonheur, à
toi qui en es la cause, et je n' en puis trouver.
Cependant j' ai besoin de t' écrire. Trop de sentiments
me bouleversent à la fois pour que je puisse vivre
sans les épancher.
D' ailleurs, je suis ton mari et tu ne peux avoir de
scrupules en correspondant avec ton mari. Nous sommes
unis d' un lien sacré. Ce que nous faisons est
légitime à nos yeux et le sera un jour aux yeux du
monde entier. En nous écrivant, nous usons d' un droit,
nous obéissons à un devoir. Aurais-tu d' ailleurs le
courage, mon Adèle bien-aimée, de me priver si vite
d' un bonheur qui est aujourd' hui tout pour moi ? Il
faut que nous lisions tous deux mutuellement dans le
fond de nos âmes. Je te le répète, si tu m' aimes
encore, tu ne dois avoir aucun scrupule à m' écrire,
puisque tu es ma femme.
écris-moi donc, écris-moi souvent. Quand je tiens en
mes mains un de tes billets adorés, je te crois près
de moi. Ne m' envie pas au moins cette douce illusion.
Marque-moi tout ce que tu penses, tout ce que tu fais.
Nous vivrons ainsi l' un pour l' autre ; ce sera
presque comme si nous vivions encore l' un avec l' autre.
Je te donnerai également un journal de mes actions,
car elles sont telles que tu peux toutes les
connaître. Depuis un an, j' ai continuellement agi
comme si j' avais été devant toi. Je serais bien
heureux, Adèle, si tu pouvais m' en dire autant ! Tu
me promets, n' est-ce pas, de me parler à l' avenir de
tes plaisirs, de tes occupations, d' initier ton mari
dans tous tes secrets ? Cultive ton talent charmant,
mais que ce ne soit jamais pour toi qu' un talent
charmant, jamais un moyen d' existence. Cela me regarde.
Je veux que dans la vie, ce soit toi qui aies tout
le plaisir, toute la gloire ; moi, toute la peine ;
elle me sera douce, soufferte pour toi. Tu seras mon
âme, je serai ton bras. J' ignore si tu pourras lire
tout ce griffonnage. Hélas ! Tout mon bonheur, à
présent, consiste dans une espérance, celle que tu
me répondras !
Ton mari.


19 mars.
Ton billet m' a profondément affligé. J' avais écrit
quelques lignes amères, je les ai brûlées ; de quoi
ai-je droit de me plaindre ? Ta lettre est
prodigieusement raisonnable. Moi, je t' aimais assez
pour en perdre la raison. Je suis un fou, un cerveau
brûlé. Je me serais jeté pour toi dans un précipice :
tu m' as arrêté avec une main de glace. Tu as même eu
le courage de me railler. J' ai éludé à merveille ,
selon toi, la demande que tu me faisais. Sais-tu
qu' éluder veut dire tromper et conçois-tu
tout ce qu' il y a de mépris dans cette phrase ? Moi,
te tromper, Adèle ! ... tu vois que nous ne nous
connaissons plus. On a élevé un mur de fer entre nous.
Tu me soupçonnes, tu te défies de moi. Non, je ne sais
rien faire à merveille , pas même tromper. Tu as
raison et j' admire le sang-froid avec lequel tu le
déclares, il ne convient pas que nous continuions de
pareilles relations. Tu consentirais, dis-tu, à ce
que je te visse chez toi, parce que tu sais que cela
est impossible. Je me suis déjà assez humilié. Tu es
le seul être au monde près duquel mon orgueil ne soit
rien. Indique-moi donc, puisque tu le désires tant,
un moyen praticable de revenir chez toi, tu n' en sais
pas, mais si tu en savais, me le communiquerais-tu ?
C' est à mon tour, tu le vois, d' être défiant. Heureux
si cette défiance n' était pas plus juste que la
tienne.
Tu ne sais pas, tu ne sauras jamais, Adèle, à quel
point je t' ai toujours aimée. à présent que tu vois
les choses si raisonnablement, tu ne le comprendrais
pas, l' expression t' en semblerait fausse ou ridicule,
à toi qui n' as plus pour moi que des expressions
d' amitié à demi éteinte. Si tu les connaissais, tu
blâmerais sans doute les sacrifices que j' ai faits
pour rester dans le même pays, dans la même ville,
dans le même quartier que toi. à quoi

bon tout cela ? Remarque bien que je n' en parle ni
pour me glorifier, ni pour me plaindre.
Tu es heureuse sans moi, ai-je jamais voulu autre
chose que ton bonheur ? Tu vas te récrier ; mais je
t' ai vue, sans être vu de toi, dans des fêtes où tu
paraissais aussi riante que jamais. J' ai pensé un
moment que tu étais comme moi obligée de faire bon
visage à la mauvaise fortune. J' étais, je le vois,
dans l' erreur. Je me retire. De quel droit irais-je
donc t' entraîner de force dans mon avenir de
tristesse et de malheur ? De quel droit irais-je jeter
les agitations de ma vie à travers le calme de la
tienne ? Non, sois heureuse. Pardonne-moi de t' avoir
troublée un moment. Adieu. C' est...
adieu, je ne t' écrirai plus, je ne te parlerai plus,
je ne te verrai plus. Sois contente. Il n' y aura que
moi de puni, comme il n' y eut que moi de coupable.
Cependant, tant que ton bonheur ne sera pas à jamais
assuré, je veux vivre, car il faut que si jamais tu
as besoin de moi, tu puisses encore me trouver là.
Adieu.
V.


21 mars.
Si, par impossible, tu avais encore quelque chose à me
faire savoir, comme tu n' auras plus d' occasion de me
parler, tu pourras m' écrire par la poste à cette
adresse :
à M Victor Hugo, de l' académie des jeux
floraux,
poste restante, au bureau général,
rue Jean-Jacques Rousseau, à Paris.

ce vain titre m' aura servi au moins une fois ; grâce
à lui, tu seras sûre que ta lettre ne tombera qu' entre
mes mains. Je passerai pendant huit jours, du 22 au
30 mars, une fois dans la journée à la poste. Si dans
cet intervalle on ne me remet pas une lettre de toi,
c' est qu' alors tu n' auras plus eu rien à me dire.
Adieu, j' aurais peut-être déjà dû cesser de te
tutoyer, je l' aurais dû, mais je ne l' ai pas pu.
Porte-toi bien. Adieu.


Vendredi (23 mars).
Un mot de toi, Adèle, a encore changé toutes mes
résolutions. Oublie ma dernière lettre, comme j' oublie
ce que la tienne contenait de douloureux pour moi.
N' est-il pas vrai que tu ne me condamnes pas à ne
plus te revoir ? Oui, je te reverrai puisque tu veux
bien, mon Adèle bien-aimée, consentir à m' écrire
encore.
J' espère même trouver quelque moyen de concilier ce
que tu dois à ton mari et ce que tu dois aux
bienséances que tu te fais.
Je t' écrirai plus long là-dessus, la prochaine fois.
Pour le moment je n' ai que le temps de t' écrire
quelques mots où je cherche en vain à t' exprimer ma
reconnaissance et mon bonheur.
Adieu, mon Adèle adorée. écris-moi et aime-moi un
peu.
Je t' embrasse.


Dimanche, 25 mars.
J' ai été désolé, mon Adèle, de n' avoir pu te voir
hier matin, comme je l' espérais. Si tu avais reçu
sans rien me dire de consolant ma dernière lettre,
nous ne nous serions plus revus ; mais tu m' as donné
en ce moment-là même une preuve d' affection qui m' a
profondément touché, tu as consenti à m' écrire encore.
Je voulais reprendre ce que je t' avais écrit dans un
instant de colère et de découragement. Tu n' as pas
voulu me le rendre et tu as lu ce que j' aurais déjà
désiré que tu eusses oublié. Il était donc important
que je te visse samedi matin pour effacer l' impression
de ce triste billet.
Je t' avais écrit quelques mots que tu trouveras
ci-joints. Un contre-temps fâcheux m' a empêché de te
les remettre. Pardonne-moi donc ma précédente lettre,
comme je te pardonne la douleur que la tienne m' avait
causée.
Tu veux bien m' écrire encore : cependant je ne dois
pas abuser de ta générosité ; tu t' exposes, m' as-tu
dit, à être rencontrée avec moi ; tu crains les yeux
de toutes les commères du quartier ; et je voudrais
trouver un moyen d' accorder toutes ces misérables
convenances avec le bonheur de te voir auquel je ne
puis renoncer. Prononce toi-même. Si tu veux que nous
ne nous voyions plus qu' une fois toutes les semaines,
tous les quinze jours, tous les mois même... je
t' obéirai, et cette pénible obéissance sera la plus
grande preuve que je puisse te donner d' un
attachement sans bornes. Alors nous nous écririons
chaque fois que nous nous verrions, et tu me
parlerais beaucoup de toi, car c' est le seul sujet
qui puisse m' intéresser.
Quant à revenir chez toi, je n' en vois pas de moyen
possible, à présent du moins. Ma famille est
ambitieuse pour moi comme je suis ambitieux pour toi.
Un jour, j' espère que si je parviens à être son
soutien, si je lui donne du repos et de la fortune,
elle me permettra d' être heureux ; autrement, j' aurais
ma volonté. Alors, Adèle, tu seras à moi. Voilà mon
unique espérance. Ceux qui voudraient m' enlever à
toi ignorent que sans elle je ne serais rien.


Adieu, mon Adèle, tâche de répondre en détail à ma
lettre et arrange tout dans ton intérêt, auprès
duquel le mien n' est rien.
Ton fidèle mari.
Je t' ai vue aujourd' hui à saint-Sulpice et chez M
Leymerie. J' allais dans une maison d' où je t' ai
vue un jour danser.
Jeudi, à 1 heure du matin (29 mars).
Encore un mot, de grâce, mon Adèle. Sais-tu que je
me résigne bien difficilement à rester un mois sans
te parler, un mois éternel ? Permets-moi du moins
cette consolation de te voir encore une fois avant
une si longue absence. D' ailleurs, puis-je être un
long mois tout entier sans te remercier du don
charmant que tu me fais, en même temps que tu
m' imposes une bien cruelle obligation. Je ne sais,
mon Adèle adorée, quelle expression employer pour
te peindre ma joie en recevant ce gage de notre
éternelle union, j' ai fait mille extravagances, ces
cheveux sont à toi, mon Adèle, c' est une partie de
toi-même que je possède déjà ; comment te payer de
tout ce que tu fais pour moi ? Je n' ai qu' une
misérable vie, mais elle t' appartient, c' est encore
bien peu de chose. Fais donc de moi tout ce que tu
voudras, je suis ton mari et ton esclave.
Cependant, je commence, diras-tu, par te désobéir ;
Adèle, songe qu' il faudra ensuite attendre tout un
mois. Un mois ! Dieu ! Quinze jours n' auraient-ils
pas suffi ? Quinze jours sont déjà si longs ! Je t' en
supplie, réfléchis et tâche de m' annoncer le 28 avril
qu' à l' avenir nous nous verrons tous les quinze
jours ; j' obéirai pour le triste mois d' avril,
puisque l' arrêt est porté ; mais tâche que, cette
épreuve passée, l' obéissance ne soit plus si dure.
Adèle, je le vois, je suis plus égoïste que je ne
croyais ; cependant, songe à la longueur d' un mois.
Que deviendrais-je en ton absence, grand Dieu, si je
ne pouvais presser sur mon coeur cette boucle de
cheveux qui ne me quittera plus ?
Adieu, ma femme, ma bien-aimée Adèle, pardonne-moi
de t' avoir écrit. Je t' embrasse tendrement.
Ton mari fidèle,
V-M Hugo.
Dans le cas où, ce qu' à Dieu ne plaise, nos relations
éprouveraient quelque obstacle, tu peux écrire en
toute sûreté à l' adresse que je t' ai donnée. Adieu
pour ce grand mois.
Songe surtout qu' il me faudra le 28 avril une longue
lettre, une espèce de journal de toutes tes pensées,
de toutes tes actions. Adieu.


26 avril.
Sais-tu, Adèle, te rappelles-tu que c' est
aujourd' hui l' anniversaire du jour qui a décidé de
toute ma vie ? C' est le 26 avril 1819, un soir où
j' étais assis à tes pieds, que tu me demandas mon
plus grand secret, en me promettant de me dire le tien.
Tous les détails de cette enivrante soirée sont dans
ma mémoire comme si c' était d' hier, et cependant depuis
il s' est écoulé bien des jours de découragement et de
malheur. J' hésitai quelques minutes avant de te
livrer toute ma vie, puis je t' avouai en tremblant
que je t' aimais, et après ta réponse, mon Adèle, j' eus
un courage de lion. Je m' attachai avec violence à
l' idée d' être quelque chose pour toi, tout mon être
fut fortifié, je voyais enfin au moins une certitude
sur la terre, celle d' être aimé. Oh ! Dis-moi que tu
n' as pas oublié cette soirée, dis-moi que tu te la
rappelles. Je ne vis au bonheur et au malheur que
depuis ce moment-là. N' est-il pas vrai, mon Adèle
bien-aimée, que tu ne l' as point oubliée ?
Eh bien ! Par une fatalité bizarre que j' admire dans
mes moments d' humeur contre Dieu (pardonne), ce fut
précisément cet anniversaire de mon bonheur,
permets-moi de dire du tien, qui fut choisi pour tout
renverser : c' est le 26 avril 1820 que nos familles
apprirent ce que nul n' avait le droit de lire dans
nos âmes, excepté nous. C' est d' un 26 avril que
dataient mes espérances, c' est d' un 26 avril que
data mon désespoir ; je n' ai eu qu' une année de
bonheur et voici la seconde année de malheur qui
commence. Arriverai-je à la troisième ?
Tu ne sais pas, Adèle, et c' est un aveu que je ne
puis faire qu' à toi, tu ne sais pas que, le jour où
il fut décidé que je ne te verrais plus, j' ai
pleuré, oui, pleuré véritablement, comme je n' avais
point pleuré depuis dix ans, comme je ne pleurerai
sans doute plus. Je supportai une discussion
pénible, j' entendis même l' arrêt de notre séparation
avec un visage d' airain ; puis, quand tes parents
furent partis, ma mère me vit pâle et muet, elle
devint plus tendre que jamais, elle essaya de me
consoler ; alors je m' enfuis et quand je fus seul,
je pleurai amèrement et longtemps.
J' étais resté impassible et glacé tant que je n' avais
vu dans ma séparation de toi que la nécessité de
mourir ; mais lorsqu'un peu de réflexion m' eut

démontré que mon devoir était de te conserver un
défenseur tant que tu pourrais en avoir besoin, je
pleurai comme un lâche, et je n' eus plus la force de
considérer de sang-froid l' obligation de vivre loin
de toi, et de vivre.
Depuis ce jour, je ne respire, je ne parle, je ne
marche, je n' agis qu' en pensant à toi ; je suis comme
dans le veuvage ; puisque je ne puis être près de
toi, il n' y a plus de femme au monde pour moi que ma
mère ; dans les salons où j' ai été jeté, on me croit
l' être le plus froid qu' il y ait, nul ne sait que j' en
suis le plus passionné.
Ces détails ne peuvent t' ennuyer, je rends compte de
ma conduite à ma femme : je serais bien heureux si tu
pouvais me dire les mêmes choses de toi.
Je t' ai vue ce matin et ce soir ; il fallait bien que
je te visse pour qu' un tel anniversaire ne passât
pas sans quelque joie ; ce matin, je n' ai pas osé te
parler, tu m' as tout défendu avant le 28 ; je
respecte ton ordre, mais il m' a bien affligé. Adieu
pour ce soir, mon Adèle, la nuit est avancée, tu
dors et tu ne songes pas à une boucle de tes cheveux
que, chaque soir, avant de s' endormir, ton mari
presse religieusement sur ses lèvres.
27 avril.
à la tristesse qui depuis un an est devenue ma
seconde nature, il se joint depuis quelques jours une
fatigue, un épuisement de travail qui me jette par
intervalles dans une apathie singulière. Je n' ai de
plaisir qu' à t' écrire. Alors tout mon embarras
est de trouver des mots qui rendent mes idées et
mes émotions. Tu dois trouver quelquefois, Adèle,
le langage de mes lettres bizarre ; cela tient aux
difficultés que j' éprouve à t' exprimer, même
imparfaitement, ce que je sens pour toi.
J' attends de toi une longue, très longue lettre, qui
me récompense de mon mois d' attente, un journal
détaillé où tu m' inities au secret de toutes tes
actions, de toutes tes pensées ; je t' aurais écrit
aussi de mon côté jour par jour si j' avais été aussi
sûr de ne pas t' ennuyer que tu es sûre de m' intéresser.
Au reste, mon journal quotidien se réduirait à ces
mots : j' ai pensé à toi tout le jour, dans mes
occupations, toute la nuit, dans mes songes.
Que te dirais-je de plus ? Que je t' ai vue deux fois
à saint-Sulpice seule, et que deux fois tu m' as
refusé la permission que le bon Dieu semblait nous
donner de passer une heure ensemble ? Que je t' ai
rencontrée un soir près de ta porte, et que le seul
de nous deux qui ait reconnu l' autre, c' est

moi ? Que je t' ai vue au Luxembourg le 23 avril et
que j' ai réfléchi amèrement que, le 23 avril 1820, je
t' avais donné le bras pour la dernière fois ?
Te dirais-je combien de fois, le soir, en revenant de
mes promenades solitaires, je me suis arrêté à
l' extrémité de la rue d' Assas, devant la lumière de
ta fenêtre ? Combien de fois j' ai pensé, en revoyant
les nouvelles feuilles, aux heures que nous passions
ensemble dans ton jardin ; si tu t' asseyais, c' était
près de moi, si tu marchais, ton bras s' appuyait sur
le mien ; ta main ne fuyait pas ma main, nos regards
se rencontraient toujours, et si j' osais quelquefois
te presser sur mon coeur, tu ne me repoussais qu' en
souriant. Adèle, Adèle, voilà tout ce que j' ai
perdu !
Je suis trop agité de ces souvenirs pour continuer,
brisons là. Je reprendrai ce soir.
Minuit.
Ainsi, dans quelques heures, Adèle, je te verrai, je
te parlerai, je recevrai une lettre de toi ; ces heures
vont passer bien lentement, plus lentement encore
peut-être que l' éternel mois d' avril. Dis-moi, mon
amie, t' a-t-il semblé aussi long qu' à moi, ce mois
d' isolement ? As-tu songé, comme moi, avec délices
au 28 avril ? Hélas ! Pourvu que tu y aies quelquefois
pensé avec plaisir, c' est tout ce que j' ose espérer.
Du moins, tu as sans doute adouci la rigueur excessive
de ta première décision, tu as eu pitié de moi. Nous
nous verrons désormais une fois par semaine, n' est-il
pas vrai ? Et tu tâcheras que nous puissions passer
quelque temps ensemble. Tu ne sais pas ce dont je me
flatte en ce moment-ci même, peut-être follement ?
C' est que demain tu n' auras pas le courage de me
quitter aussi vite qu' à l' ordinaire. Nous pourrons
entrer un instant dans le jardin des bains, qui est
désert, pour que ton bras repose encore une fois sur
le mien, pour que je puisse te contempler à mon aise,
bonheur dont il y a si longtemps que je n' ai joui.
N' est-ce pas, Adèle, que tu ne me refuseras pas ?
-je suis un fou ! Tu ne me regarderas seulement pas,
tu me donneras en cachette un billet que tu auras
écrit à regret, tu m' adresseras à peine trois
paroles, comme un ange qui parlerait à un diable, et
tu disparaîtras sans que j' aie eu la force de
t' adresser une prière pour obtenir un moment
d' entretien, prière que tu te ferais un bonheur de
prévenir, si tu pouvais m' aimer comme je t' aime.
Vois, Adèle, le hasard ou mon bon génie s' intéressent
plus à moi que toi ; tu m' avais interdit de te voir
tout ce mois-ci ; eh bien, ils m' ont plusieurs fois
conduit près de toi malgré toi. C' est ainsi que le
16 juillet dernier, je te
rencontrai au bal de Sceaux. J' avais à plusieurs
reprises opiniâtrément refusé d' y aller ; enfin je
cédai à l' importunité ou plutôt aux conseils de mon
bon ange qui me conduisit ainsi à mon insu vers celle
que je cherchais partout. Tu parus contrariée de me
voir, et moi, j' eus toute la soirée le cruel bonheur
de te voir danser avec d' autres. Tu vois, Adèle, que
je t' aime plus que tu ne m' aimes ; car, pour tout au
monde, je n' aurais pas voulu danser. Nous partîmes
du bal avant toi. J' étais bien fatigué, cependant je
voulus revenir à pied, espérant que la voiture où tu
reviendrais nous atteindrait ; en effet, une
demi-heure après, je vis passer un fiacre où je crus
te reconnaître, croyance qui me dédommagea de la
poussière et de la fatigue de la route.
Adèle, pardonne-moi, je t' ennuie ; mais m' aimes-tu
ainsi ? Permets-moi de te parler de mon dévouement,
je n' ai en perfection que le mérite de bien t' aimer.
Adieu. Je suis pourtant bien reconnaissant de tout
ce que tu fais pour moi.
Adieu, mon Adèle adorée, pour peu de temps sans
doute. Dors tranquille, et souffre que je t' embrasse
bien tendrement, mais bien innocemment.
Ton mari,
Victor.


Octobre-décembre.
Vendredi, 5 octobre.
Je t' avais écrit une longue lettre, Adèle ; elle
était triste. Je l' ai déchirée. Je l' avais écrite
parce que tu es le seul être au monde auquel je puisse
parler si intimement de tout ce que je souffre et de
tout ce que je crains. Mais elle t' aurait fait
peut-être quelque peine, et je ne t' affligerai jamais
volontairement de mes afflictions. Je les oublie
toutes d' ailleurs quand je te vois ; tu ne sais pas, tu
ne conçois pas, mon Adèle, combien mon bonheur est
grand de te voir, de t' entendre, de te sentir près de
moi ; maintenant qu' il y a deux jours que je ne t' ai
vue, je n' y pense qu' avec une ivresse en quelque sorte
convulsive. Quand j' ai passé un instant près de toi,
je suis bien meilleur ; il y a dans ton regard
quelque chose de noble, de généreux qui m' exalte, il
me semble quand tes yeux se fixent sur les miens que
ton âme passe dans la mienne. Alors, oh ! Alors, ma
bien-aimée Adèle, je suis capable de tout, je suis
grand de toutes tes douces vertus.
Combien je voudrais que tu pusses lire tout ce qu' il
y a en moi, que ton âme pût pénétrer dans la mienne
comme ton sourire pénètre dans tout mon être ! Si nous
étions seuls ensemble seulement une heure, Adèle, tu
verrais combien je serais à plaindre, si je n' avais le
plus grand des bonheurs et la plus douce des
consolations dans l' idée d' être aimé de toi.
Je t' avais écrit toutes mes peines sans réfléchir que
je t' écrivais des choses qui ne peuvent qu' être dites,
et dites à toi seule. Tu sens, par exemple, que si
j' ai à te parler de tout le mal que me font certains
membres de ma famille, ce n' est qu' à toi et
absolument à toi que peuvent s' adresser des
épanchements si intimes, des confidences si délicates.
Toi seule peux avoir dans ton âme des consolations pour
ce genre de douleurs et d' ailleurs un

tiers ne doit pas connaître des choses qui peuvent
nuire aux miens. Je m' aperçois que je retombe dans
les réflexions qui m' ont fait déchirer ma première
lettre. Songe, mon Adèle, que tout cela n' est rien.
Quand j' ai eu quelques instants l' indicible bonheur
de te voir, qu' importe que le reste de mes journées
soit sombre ; et quand je t' aurai enfin conquise, ma
bien-aimée Adèle, que seront ces années d' épreuve qui
me semblent maintenant si longues et si amères ?
Adieu, écris-moi et multiplie le plus possible, je
t' en supplie, nos courtes entrevues, c' est absolument
ma seule consolation, car je ne pense pas que tu me
fasses l' injure de croire que les jouissances de
l' amour-propre et les triomphes de l' orgueil soient
quelque chose pour moi. Toi seule es toute ma joie,
tout mon bonheur, toute ma vie. Je ne vaux rien que
par toi et pour toi. Tu es pour moi tout ton sexe,
parce que tu m' offres l' ensemble de tout ce qu' il y
a de parfait.
Adieu, ma bien chère Adèle ; je t' embrasse bien
tendrement et bien respectueusement.
Ton fidèle mari,
Victor.

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